Afin de me faire plein de nouveaux amis, j'ai décidé de consacrer ce blog à la critique d'albums jeunesse.
Pour le reste, on se reportera toujours utilement à Du sarin dans le plastibulle.

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dimanche 13 novembre 2011

C'était mieux avant

David McKee Denver. - Kaléidoscope, 2010.

Denver est riche, très riche. Au village de Berton, il est apprécié de tous car il emploie beaucoup de gens et fait beaucoup de bien autour de lui. Mais, un jour, survient un étranger qui entreprend de semer l'envie dans le cœur des habitants : pourquoi Denver est-il si riche et pas eux ? Ces murmures parviennent aux oreilles de Denver, qui décide de vendre ses biens et de distribuer l'argent à parts égales entre les habitants. Lui-même déménage à la ville voisine pour se consacrer à la peinture, sa véritable passion. Les gens de Berton ont tôt fait de dilapider leur argent et, sans Denver, de se retrouver plus pauvres et malheureux qu'avant, tandis que ceux de Mardell profitent à leur tour de la nouvelle fortune de Denver, dont les tableaux se vendent soudain très cher. "Quant à l'inconnu, il est toujours en train de rôder et de semer le mécontentement. Si vous le croisez, passez votre chemin."
Rendons à Denver ce qu'il a probablement volé à ses ouvriers : quand il ne se contente pas de faire tourner la tirelire en vendant des porte-clés, le papa d'Elmer est un excellent dessinateur, qui fait parfois de très bon albums (Qui est madame Legris ? - Kaléidoscope, 2003) et d'autres plus douteux (Les conquérants. - Kaléidoscope, 2004). Au moins ont-ils toujours le mérite d'offrir matière à discussion, ce qui n'est pas forcément le cas de la majorité de nos livres d'images. Denver a beau être l'album le plus franchement et ouvertement réactionnaire jamais publié depuis la chute de Mussolini, il reste discutable. Pour cette seule raison, nous nous abstiendrons de l'enterrer sous une fourmilière et ne lui jetterons la pierre qu'après l'avoir soigneusement emballée dans une page du Capital. Réactionnaire, conservateur et paternaliste, Denver l'est donc, mais de façon si ingénue qu'il en est presque désarmant : David McKee n'a probablement pas besoin de l'argent de la CIA et il a vraiment l'air de croire ce qu'il dit. Il s'agirait donc d'un cas pathologique, l'illustrateur à carreaux vit dans son monde à lui. Un monde où l'on est riche, comme ça, par magie, sans exploiter personne. Où les gens modestes sont toujours ravis de jouer les larbins pour leur bon maître, auquel ils sont en outre bien reconnaissants de ses aumônes. Un monde où l'envie et le mécontentement ne peuvent bien sûr qu'être téléguidés de l'étranger - un étranger tout de noir vêtu, chapeauté, les traits dissimulés derrière le col relevé de son manteau, selon l'air connu de l'espion, du traître et du communiste. Où les pauvres ne savent bien évidemment que dilapider l'argent qu'on leur concède. Et où les peintres du dimanche voient soudain s'envoler le cours de leurs croûtes... Qui sait ? Peut-être même voit-il vraiment des éléphants multicolores ?
Mais n'accablons pas trop notre marchand de vaisselle. Un tel festival de préjugés ne saurait qu'être le résultat d'une éducation mal faite, imprégnée, en tout cas, de ces idées de prédestination propres aux cultures protestantes, où Max Weber voyait l'une des origines du capitalisme. Si la richesse peut être un signe de la grâce, il semble tout naturel qu'un élu comme Denver voie l'argent venir à lui, presque sans effort et, surtout, sans qu'il y tienne plus que ça. De même, ceux qui n'ont pas la grâce doivent-ils se contenter de leur lot, sous peine de déroger à l'ordre voulu par Dieu. À la lumière de ce contexte, Denver prend donc une dimension beaucoup moins provocatrice qu'il y paraît à la première lecture. Nous ne sommes plus en présence d'un brûlot néo-libéral sécrété par un auteur stipendié par les puissances d'argent pour l'endoctrinement de nos chères têtes blondes, mais d'un album bêtement - aussi bêtement que sincèrement, de droite. Comme beaucoup d'autres, serait-on alors tenté de dire. Car si le discours manifestement conservateur tranche un peu sur le gris-rose de la vulgate humaniste habituelle, la forme, en revanche, ne nous change guère des vieilles recettes de l'album. À ce titre, Denver n'est donc pas vraiment pire qu'un autre. Au point que, pour rigoler, on lui souhaiterait presque un destin à la Elmer : un mug Denver à portée de la main, les fesses bien calées sur un coussin Denver, on se régalerait alors des aventures de Denver contre les fonctionnaires, de Denver met au boulot ces salauds d'assistés et autres Denver délocalise en Chine...

6 commentaires:

  1. Tu oublies "Denver et la journée de carence"...
    Comme il doit être choquant pour certains d'associer idéologie et albums pour enfants ! J'en frémis de joie !
    Mais la lecture de ton premier paragraphe laisse perplexe quand au contenu franchement politique (et très chrétien) du livre. Je vais aller aussi relire Elmer, il doit y avoir des trucs qui m'avaient échappés...
    Petite question pour finir, pour être bien sûre : l'étranger en question a-t-il un couteau entre les dents, parce que ça peut faire toute la différence !

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  2. On ne voit pas bien, mais ça se pourrait ! En tout cas c'est tout ce qui manquerait à la panoplie. Sinon, bien évidemment, la politique est partout. La différence, c'est qu'ici elle ne se cache pas. Quant au dernier Elmer, "Elmer et Papa Rouge",si j'en crois la couverture, il y rencontre Karl Marx.

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  3. Serait-ce donc la naissance du pendant masculin de Martine ???

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  4. Oui ! J'y pensais, justement. Il faudrait faire un catalogue...

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  5. L'argent étant, de plus, un thème rarement abordé dans les livres pour enfants, en tout cas jamais aussi franchement, me trompe-je ? - Cette dernière question étant une fine allusion à l'autre héros sus-mentionné. [rires]

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  6. Babar ?
    Au fond, je pense que McKee voulait surtout signifier qu'il faut se contenter de ce qu'on a, que l'argent n'a pas d'importance, etc. Mais il le fait en bon bourgeois protestant (enfin je suppose), avec toute sa culture de classe. Peut-être tomberait-il des nues en s'apercevant qu'on peut faire de son livre une telle lecture,parfaitement légitime si l'on ne se place pas dans son propre système de pensée, mais pour lui certainement déplacée.

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