Afin de me faire plein de nouveaux amis, j'ai décidé de consacrer ce blog à la critique d'albums jeunesse.
Pour le reste, on se reportera toujours utilement à Du sarin dans le plastibulle.

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mardi 11 octobre 2011

Prou.t

La madeleine de Proust, illustrée par Betty Bone. - Ed. Courtes et longues, 2011.

Brillant de millions d'étoiles qui sont autant de fées, le firmament de la littérature jeunesse est également parfois traversé de drôles d'ovnis. Cette madeleine en est un, jailli d'on ne sait quelle nébuleuse pour le plus grand émoi des puristes. Je n'en suis pas, aussi l'idée de passer la Recherche au hachoir pour la faire entrer dans un album n'a rien pour me choquer a priori, même si, à voir son texte ainsi caviardé, on est en droit d'imaginer les petits bonds que doit faire un styliste tel que Proust du fond de son domaine public. Pour curieuse que soit la démarche, le défi n'était cependant pas sans panache, aussi mérite-t-il qu'on s'y arrête un instant.
Soit, donc, trois passages ayant trait à l'enfance du narrateur, extraits de Du côté de chez Swann, et fortement abrégés : le fameux épisode de la madeleine, le drame du coucher et la rencontre avec Gilberte. Qu'en reste-t-il après découpe ? Malheureusement, pas grand-chose. Un texte sec et claudiquant, une sorte de digest dont le seul sujet, sorti de son contexte, ne suffit pas à le rendre intéressant, en tout cas pour qui ne connaît pas déjà l'œuvre de Proust et n'est pas en mesure de raccrocher les wagons.
Quoi qu'il en soit, ces textes, selon le principe de la collection, ont été confiés à une illustratrice de la génération montante, en l'occurrence Betty Bone. Le choix est étonnant et presque à contre-emploi, tant son graphisme glacé et éminemment cérébral semble peu fait pour illustrer un texte dont la finalité reste malgré tout la nuance. Car Betty Bone, c'est le moins qu'on puisse dire, ne fait pas ici dans la nuance : même si le dispositif qu'elle adopte est plutôt malin (ainsi l'éclatement et la recomposition de l'image dans l'épisode de la madeleine ou bien cette tache rouge - ce "cœur" qui grandit dans le noir avec l'angoisse du petit Marcel) elle y attache des moyens si pauvres et une écriture si volontairement dénuée d'expression qu'il est permis d'y soupçonner quelque ironie sous-jacente : ainsi d'un texte asséché par la simplification tirerait-elle une illustration elle-même "abrégée", réduite aux seuls fondamentaux du graphisme - lignes froides et à-plats de couleurs primaires. Plus vraisemblablement faut-il y voir une évocation de la démarche proustienne qui, par analyses successives et de plus en plus fines, atteindrait enfin à la clarté. Mais c'est alors faire fi de tout le chatoiement, de tout le faste de détails qui, chez Proust, accompagnent toujours la recherche de la précision, à rebours d'un quelconque "appauvrissement" minimaliste. Ainsi a-t-on bien plus affaire avec ce livre à une sorte de déclaration d'intention qu'à l'évocation de l'œuvre de Proust qui en constituait manifestement le projet. L'univers de la Recherche y est bien plus signifié qu'il n'est donné à voir et cette madeleine, pas bien cuite, a décidément bien peu de goût. Au moins apporte-t-elle une preuve supplémentaire, s'il en fallait, de ce qu'un grand texte littéraire ne suffit pas à faire un bon album, avant d'aller s'engloutir d'elle-même, comme beaucoup d'autres, dans le grand trou noir des fausses bonnes idées.

6 commentaires:

  1. Excellente critique, constructive et marrante.

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  2. Merci ! Un peu longue, peut-être, au regard de ce que je me suis donné comme standard...

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  3. Rhââââ ! Un souffle d'air assez joyeux vient de me décoiffer, merci ! Ce livre m'est tombé des mains, je sais maintenant pourquoi.

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  4. Merci merci. Et c'est vrai aussi qu'un Prou.t peut être un souffle d'air assez joyeux !
    Plus sérieusement, la barre monte de plus en plus, il va falloir que j'assure !

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  5. Un commentaire positive de Grégory...
    Il n'y a vraiment plus de saisons...

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  6. Tel St François d'Assise apprivoisant le loup...

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